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Lettres à un jeune poète

Ici je vous adresse une prière. Lisez le moins possible d’ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l’esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d’habiles jeux verbaux; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c’est l’opinion contraire.

Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul

l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance. Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être et ne peut souffrir ni pression ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfanter: tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque

germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces

régions fermés à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une

nouvelle clarté. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs.

Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas: dix ans ne sont rien. Être artiste,

c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant,

aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne

vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité

devant eux. Je l’apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis : patience est tout.

(...)

Lettre IV

Vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les «vivre».

Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. Il se peut que vous portiez en vous le don de former, le don de créer, mode de vie particulièrement heureux et pur. Poursuivez en ce sens, – mais,surtout, confiez-vous à ce qui vient. Quand ce qui vient sort d’un appel de votre être, d’une indigence quelconque, prenez-le à votre compte, ne le haïssez pas. Les voies de la chair sont difficiles, certes. Mais c’est du difficile que nous devons porter. Presque tout ce qui est grave est difficile; et tout est grave. Si seulement vous parvenez à le reconnaître, si vous arrivez par vous-même, par vos dons à vous, par votre nature, par votre expérience à vous depuis votre enfance, par votre puissance propre, à créer un rapport entre vous et la chair, qui soit bien à vous et dégagé de toute convention, de toute mode, –alors vous ne devez plus craindre de vous perdre et d’être indigne de votre bien le plus précieux.

La volupté de la chair est une chose de la vie des sens au même titre que le regard pur, que la

pure saveur d’un beau fruit sur notre langue, elle est une expérience sans limites qui nous est

donnée, une connaissance de tout l’univers, la connaissance même dans sa plénitude et sa

splendeur. Le mal n’est pas dans cette expérience, mais en ceci que le plus grand nombre en mésusent, proprement la galvaudent.

Elle n’est pour eux qu’un excitant, une distraction dans les moments fatigués de leur vie, et non une concentration de leur être vers les sommets. Les hommes ont, du manger aussi, fait autre chose; indigence d’un côté, pléthore de l’autre, ont troublé la clarté de ce besoin. Ainsi ont été troublés tous les besoins simples et profonds, par lesquels la vie se renouvelle. Mais chacun, pour soi-même, peut les clarifier et les vivre clairement. Sinon tous, du moins l’homme de solitude. Il est donné à celui-là de reconnaître que toute beauté, chez les animaux comme chez les plantes, est une forme durable et nue de l’amour et du désir. Il voit les animaux et les plantes s’accoupler, se multiplier et croître, avec patience et docilité, non pour servir la loi du plaisir ou de la souffrance, mais une loi qui dépasse plaisir et souffrance et l’emporte sur toute volonté ou résistance. Fasse que ce mystère, dont la terre est pleine jusque dans ses moindres choses, l’homme le recueille avec plus d’humilité: qu’il le porte, qu’il le supporte plus gravement ! Au lieu de le prendre à la légère, qu’il ressente combien il est

lourd! Qu’il ait le culte de sa fécondité. Qu’elle soit de la chair ou de l’esprit, la fécondité est « une» : car l’œuvre de l’esprit procède de l’œuvre de chair et partage sa nature. Elle n’est que la reproduction en quelque sorte plus mystérieuse, plus pleine d’extase, plus « éternelle» de l’œuvre charnelle. «Le sentiment que l’on est créateur, le sentiment que l’on peut engendrer, donner forme» n’est rien sans cette confirmation perpétuelle et universelle du monde, sans l’approbation mille fois répétée des choses et des animaux. La jouissance d’un tel pouvoir n’est indiciblement belle et pleine que parce qu’elle est riche de l’héritage d’engendrements et d’enfantements de millions d’êtres. En une seule pensée créatrice revivent mille nuits d’amour oubliées qui en font la grandeur et le sublime.

Ceux qui se joignent au cours des nuits, qui s’enlacent, dans une volupté berceuse, accomplissent une œuvre grave. Ils amassent douceurs, gravités et puissances pour le chant de ce poète qui se lèvera et dira d’inexprimables bonheurs. Tous ils appellent l’avenir. Et, même quand ils font fausse route, quand ils sont aveugles dans leurs étreintes, l’avenir vient. Un homme de plus se lève, et du fond du hasard, semblant seul ici obéi, s’éveille la loi qui veut que tout germe fort et puissant perce son chemin vers l’œuf qui s’avance ouvert. Ne vous laissez pas tromper par les apparences. Dans le profond tout est loi. Et pour ceux qui vivent mal ce mystère, qui se fourvoient – et c’est le plus grand nombre, – le mystère n’est perdu que pour eux-mêmes. Ils ne le transmettent pas moins aux autres, comme une lettre scellée, sans en rien connaître. Que l’infinie variété des cas, la multiplicité des mots qui les désignent, ne vous fassent pas douter là. Tout est peut-être régi par une vaste maternité, une commune passion. La beauté de la jeune fille, de cet être qui, comme vous le dites si joliment, «n’a encore rien donné», est faite à la fois du pressentiment, du désir et de l’effroi de la maternité. La beauté de la femme quand elle est mère est faite de la maternité qu’elle sert : et quand elle est parvenue à la vieillesse, de ce grand souvenir qui vit en elle. L’homme, me semble-t-il, est aussi maternité, au physique et au moral ; engendrer est pour lui une manière d’enfanter, et c’est réellement « enfanter» que de créer de sa plus intime plénitude. Les sexes sont peut-être plus parents qu’on ne le croit; et le grand renouvellement du monde tiendra sans doute en ceci: l’homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes leurs difficultés, ne se rechercheront plus comme des contraires, mais comme des frères et sœurs, comme des proches. Ils uniront leurs humanités pour supporter

ensemble, gravement, patiemment, le poids de la chair difficile qui leur a été donnée.

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